Roye, la guerre en héritage : parcours des lieux de mémoire 1939-1945

11 septembre 2025

Un territoire à la croisée des stratégies : Roye, verrou sur la grande plaine picarde


Avant d’entrer dans le vif du sujet, petit retour en arrière. Roye, ce n’est pas seulement un bourg de la Somme, c’est surtout un carrefour stratégique bien connu des historiens. Lors de la Seconde Guerre mondiale, sa situation sur l’axe Amiens – Compiègne, au cœur d’une plaine facile à traverser mais difficile à garder, va faire de la ville un point de passages et d’affrontements. Le 20 mai 1940, Roye tombe aux mains de la 7e Panzerdivision allemande. Durant la débâcle, l’armée française tente de se replier au sud – mais le rouleau compresseur allemand est déjà presque à Paris. Cette occupation rapide va transformer la vie quotidienne, mais aussi inscrire sa marque dans le paysage, jusqu’aux mémoires les plus intimes.

Après la tempête : destruction et reconstruction d’une ville blessée


Le premier impact visible, c’est celui des destructions. Si Roye avait déjà souffert de la Grande Guerre (60% de la ville totalement détruits entre 1914 et 1918), la Seconde Guerre mondiale n’épargne pas le centre et ses faubourgs. Des chiffres qui donnent le vertige :

  • Au moins 110 habitants morts lors des bombardements, de la répression ou de combats locaux entre 1939 et 1945 (source : Archives départementales de la Somme).
  • Plus de 350 immeubles supplémentaires touchés ou détruits lors des affrontements de 1944, notamment à la libération.
  • Des quartiers entiers, comme celui du faubourg de Paris, amputés de plusieurs maisons jusque dans les années 1950.

Cette double reconstruction, d’après 1918 puis après 1944, façonne encore le visage du centre-ville. On remarque, ici ou là, ces immeubles à l’architecture “Années 1950”, plus rationnelle, plus austère parfois, marque discrète d’un nouveau départ sur les gravats de la guerre.

Les monuments et plaques : une mémoire en éclats


Le Monument aux Morts – place de la République

Point de départ logique : le Monument aux Morts, place de la République, témoin silencieux de tant de commémorations. Détail intéressant : sculpté en 1922, il reçoit dans les années 1950 de nouveaux noms, inscrits pour la génération 39-45.

  • On note encore la distinction entre “morts pour la France” et “victimes civiles”, reflet d’une guerre plus globale, moins “frontale”, où la population a payé un tribut terrible.
  • Certains patronymes se suivent génération après génération, preuve d’un ancrage familial marqué et, parfois, de la double peine (un père en 1918, un fils en 1944).

Les plaques de rues et de bâtiments

Ici, la mémoire se faufile entre les lettres émaillées :

  • Rue de la Résistance (anciennement rue de l’Hôtel-Dieu) : baptisée en 1946 pour saluer l’action – discrète mais réelle – des réfractaires et réseaux de passage dans la région de Roye.
  • Place 11 novembre : elle n’est pas seulement un rappel de 1918. Depuis 1948, elle accueille également les cérémonies du 8 mai, en souvenir des deux conflits imbriqués dans la mémoire roysienne.
  • Plaque à la mémoire de Gustave Lefebvre, Instituteur Résistant : sur son ancienne école, une discrète plaque en pierre rappelle son arrestation et sa déportation à Buchenwald en 1944. Aucune rue ne porte son nom, mais sa mémoire reste ancrée dans le paysage scolaire local.

Chaque année ou presque, une nouvelle plaque surgit, souvent à la faveur d’initiatives d’associations ou d’anciens combattants (source : Comité d’Histoire du Pays Roye).

Un patrimoine funéraire méconnu : le cimetière de Roye


On parle peu des cimetières, et pourtant. Le cimetière Saint-Marceau abrite plusieurs rangées de tombes de soldats français, britanniques et civils, témoins de la brutalité des combats locaux. Quelques faits marquants :

  • 18 tombes de la Commonwealth War Graves Commission, qui se distinguent par leur stèle blanche – soldats anglais tombés lors de la retraite de 1940, évacués vers Roye et inhumés sur place.
  • Un carré de “déportés et fusillés” de la Seconde Guerre mondiale, comprenant notamment la sépulture d’André Bertin, cheminot royen exécuté en juillet 1944 après avoir saboté un train militaire allemand (Archives SNCF).
  • Au total, 47 tombes de victimes civiles (1940-45), identifiées par une croix grise et la mention “Victime de la guerre”. La plupart n’étaient pas combattants, mais morts sous les bombes ou lors de représailles.

On trouve régulièrement des familles qui fleurissent ces tombes “oubliées” lors du 8 mai ou du 14 juillet, perpétuant un rituel modeste mais émouvant.

Les traces de la Résistance et des actes de courage local


La Résistance à Roye ressemble plus à une trame souterraine qu’à des coups d’éclat. Pas de “maquis” spectaculaire ici, mais une série d’actions modestes : presse clandestine, passages de réfractaires vers la zone libre, sabotages ferroviaires. Quelques noms à retenir :

  • Le réseau “Brutus”, actif dans le secteur dès 1943, qui coordonne transmissions et passages, selon l’historien Christian Leblanc.
  • Le sabotage du viaduc des Canadiens, entre Roye et Amiens, été 1944 : une opération qui retarde la progression allemande vers Paris de plus de quarante-huit heures, rapportée par Libération Nord.
  • L’arrestation de cinq instituteurs de Roye, soupçonnés d’abriter des juifs ou des réfractaires, déportés en Allemagne – trois ne reviendront pas.

De ces actions, il reste quelques traces : une plaque discrète à l’école d’Héricourt, un article jauni dans une vitrine, mais surtout, de nombreux témoignages transmis oralement – d’où l’importance de la mémoire des familles.

Les “petits monuments” : plus que des souvenirs, des repères quotidiens


À Roye, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ne passe pas seulement par les grands monuments, mais surtout par une multitude de petits repères, parfois presque invisibles si on ne les connaît pas.

  • L’abri-bunker sous la mairie : vestige de l’occupation allemande, transformé après-guerre en remise pour outils, aujourd’hui rarement ouvert au public. Quelques graffitis d’époque sont encore visibles lors des journées du patrimoine – on y lit les dates, parfois un prénom, témoignage poignant de la peur quotidienne.
  • La stèle du 3e RCP (Régiment de Chasseurs Parachutistes) : sur le rond-point de l’avenue Charles-de-Gaulle, elle rappelle un épisode moins connu : en août 1944, une unité parachutée aida la Résistance locale dans la reprise de Roye. Inaugurée en 2004 pour le 60e anniversaire de la Libération, elle est aujourd’hui le lieu de rendez-vous des commémos régimentaires (voir site de la Mairie de Roye).
  • Quelques abris antiaériens en brique, toujours présents dans les jardins publics ou couronnes privées, discrets mais ayant servi, parfois, jusque dans les années 1950.

Rites collectifs et transmission : comment Roye cultive sa mémoire vivante


Ce qui frappe, à Roye, c’est l’énorme tissu associatif autour du devoir de mémoire – et l’agenda des commémorations, bien plus chargé qu’on l’imagine pour une ville de 6 000 habitants. Parmi les initiatives régulières :

  • Les cérémonies du 8 mai (Victoire de 1945) et du 14 juillet (libération de Roye, 1944), organisées conjointement par la mairie, l’Union nationale des anciens combattants, et les écoles. Depuis 2019, les élèves déposent chaque année une gerbe fabriquée à partir de matériaux recyclés, clin d’œil à la “récup” de guerre.
  • Des parcours mémoire guidés pour les collégiens, avec halte devant les principaux lieux cités dans cet article – une initiative de la Société d’histoire locale depuis 2017.
  • Des expositions “photos et objets” au musée de Roye : en 2022, une collection d’objets du quotidien sous l’Occupation a attiré plus de 1 200 visiteurs (source : Ville de Roye).

Perspectives : entre mémoire officielle et mémoire vécue


Ce qui ressort surtout, c’est cet entremêlement du quotidien et de l’Histoire avec un grand H. À Roye, on ne trouve pas de gigantesques espaces mémoriels comme à Verdun ou Caen ; ici, la commémoration se niche dans les détails ordinaires, les traces émouvantes au coin d’une rue, les bouquets déposés devant une stèle sans nom. Avec le temps, de nouveaux enjeux surgissent : l’entretien des monuments, la transmission intergénérationnelle, le risque de voir se “banaliser” les souvenirs. C’est peut-être là le vrai défi pour Roye : continuer à faire vivre cette mémoire, non par enfermement, mais par curiosité et partage, avec cette secret, cette complicité discrète qui fait le charme de notre ville.

Alors la prochaine fois qu’on traverse Roye, sans trop y penser, jetons un œil diffèrent sur ces noms, ces briques, ces commémorations. On y lira, peut-être, bien plus qu’on ne croit.

Sources : Archives départementales de la Somme, Comité d’Histoire du Pays Roye, Ville de Roye, Commonwealth War Graves Commission, SNCF, Libération Nord, Musée de Roye.

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